vendredi 11 mai 2012

Un amour d'enfance de province

Il se fait tard, je regarde une dernière fois le jardin à l'abandon. Les trente minutes précédentes de l'après-midi passées entre les livres que tu tenais parfois dans tes mains, dérisoires ces vieux policiers de poches que nous emmenions au lycée, au fond de musettes de l'armée américaine, pour perfectionner notre anglais. Achevant l'étagère, quelques Borges et le Quichotte en bilingue, Lao, Tchouang et Sun, Nietzsche, les Elégies de Duino puis le Loup des steppes ; tu vois, je viens une nouvelle fois de perdre ta trace...

Par moment, tu te montrais rude avec moi et pourtant si intriguée, si proche, rougissante des poèmes que je t'adressais, qui avaient l'excuse d'être bien naïfs, tendres et plats, que tu ne pouvais t'empêcher de lire... Sur un changement de saison, nos regards ne se sont plus croisés, un lien invisible s'est établi, par l'éloignement. J'ai accueilli cette nuit de l'âme avec mes premiers tunnels de bière, tel un adulte, et toujours comme un enfant qui ne peut mettre le doigt sur le sens d'une séparation.

J'imaginais alors que nous nous retrouverions passé le cap de la trentaine, par hasard, comme dans un film d'Eric Rohmer, dans le flot de passagers d'une grande gare parisienne, chacun le billet en poche vers sa destination provinciale, et que nous prendrions le temps de partager un café, debout, les yeux dans les yeux.
Je ne m'étais trompé que d'endroit, ce rendez-vous improbable eu lieu en automne, alors que nous nous étions séparé au commencement de l'été une quinzaine d'années plus tôt. Je fumais en silence, écoutant un ami dans le tumulte d'une brasserie du quartier latin. Tu es entrée avec à ta suite un jeune chevelu qui devait représenter dix années de moins que toi, ou alors était-ce ton curieux attrait pour les visages d'angelots inexpressifs ?
Lorsque j'ai rejoint ta table en remettant ma main gauche aux creux des tiennes, tu me souris et ta première question, inquiète, fut : "Est-ce que j'ai changé ?"

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